Où allons-nous ? Que sera « demain » ? Ceux-là qui ont pour devoir de le préparer n’osent pas, ne veulent pas regarder de ce côté-là.
Dans l’incohérence administrative créée par toute une série d’ukases, de trikases, de décrets, de manifestes et d’ordonnances, tous se bataillant, se contredisant, se détruisant, il faut réserver un coin spécial à l’étrange situation faite à l’Église orthodoxe. Sera-t-elle chair ou poisson ? Le Saint-Synode, jugé impuissant et néfaste, a été un instant supprimé pour faire place au patriarcat. Et voilà maintenant que l’empereur, ayant réfléchi, ne veut plus de patriarche. Donc, plus d’assemblée d’évêques.
On désignait déjà le patriarche. Ce devait être à coup sûr Antonius, métropolite de Saint-Pétersbourg. Comme on le disait d’une belle intelligence, nourrissant des idées larges et ne se gênant point pour dire tout haut ce qu’il pensait, je résolus de rendre visite à ce saint homme.
Je me rendis à son évêché, où, après avoir traversé un cimetière qui en est, en quelque sorte, le vestibule, je fus introduit dans de somptueux appartements. Un groupe de femmes du peuple attendaient. Elles eurent chacune leur audience particulière et en sortirent des larmes dans les yeux, une prière sur les lèvres. Vinrent mon tour et celui de mon interprète. Le pape russe s’avança au-devant de moi et me serra la main avec effusion. C’est un fort bel homme ; il a les plus beaux yeux du monde et une croix en diamant sur son bonnet qui représente à elle seule une petite fortune. Il me demanda ce que je lui voulais. Je lui dis que j’étais fort curieux de savoir ce qu’il pensait des événements actuels en général et particulièrement de ceux qui intéressaient son Église. Il me répondit qu’il souhaitait que l’on prît telle décision qui ferait le bonheur de l’Église. Je ne m’en tins pas là et je lui demandai ce qu’il pensait des réformes civiles réclamées par la partie intelligente du peuple russe. Il me répondit qu’il souhaitait que l’on prît telle décision qui ferait le bonheur du peuple russe.
Je ne me déclarai point satisfait et je lui de mandai ce qu’il pensait de la nécessité où l’on était, si l’on avait le désir de prévenir de nouvelles catastrophes, de mettre fin à cette guerre qui avait déjà trop troublé le monde. Il me répondit qu’il souhaitait que l’on prît telle décision qui ferait le bonheur du monde.
Après quoi, nous nous quittâmes, très bons amis.
Il est probable qu’un retour vers le passé, vers le passé de l’histoire, a fait hésiter le tsar, dans le moment qu’il se préparait à ressusciter le patriarche que Pierre le Grand avait mis au tombeau. Un patriarche peut être utile ; il peut aussi être dangereux, surtout à la tête de ce peuple fanatique. Pierre avait eu ses raisons pour le supprimer, et c’est bien de l’audace à un de ses successeurs que de réformer l’œuvre du Grand Réformateur.
Dans l’État, le clergé tenait alors une place énorme. Ses biens étaient immenses. Les monastères possédaient jusqu’à neuf cent mille serfs. Le seul couvent de Saint-Serge, près de Moscou, en comptait quatre-vingt-douze mille lui appartenant.
Du reste, nulle vertu ne correspondait à une situation matériellement si élevée. Tout le clergé, du haut en bas, était d’une ignorance prodigieuse et de mœurs fort dissolues. Les couvents abritaient une population flottante d’hommes et de femmes, dont la plupart n’avaient jamais songé à prononcer des vœux. Faux moines et fausses nonnes, que les hasards d’une vie aventureuse, le désir de se soustraire à des devoirs pénibles, ou simplement l’attrait d’une plantureuse oisiveté, avaient engagés à revêtir le froc, se promenaient d’un monastère à l’autre, battant entre temps les villes et les campagnes, donnant partout le scandale de tous les dérèglements. C’est alors que parut le Règlement élaboré par Pierre et préparant la grande réforme. Ce Règlement, fort curieux, est un véritable pamphlet. Le prêtre, selon le vœu de Pierre, ne doit pas être ni mystique ni exalté ; il lui est défendu d’avoir des « visions » et de desservir des chapelles entretenues par les veuves.
FIN DE L’EXTRAIT
______________________________________